L’accompagnement : de quoi s’agit-il ? (Une notion qui se prĂ©cise)
A partir de son expĂ©rience d’accompagnement des personnes en fin de vie, Tanguy Châtel explore la question de la souffrance spirituelle. Cette notion, qui se trouve pourtant au coeur des soins palliatifs, est en pratique soigneusement Ă©vitĂ©e en raison d’une conception française de la laĂŻcitĂ© qui place le soin Ă distance de la vie privĂ©e et des croyances personnelles. Ce silence tient Ă l’Ă©cart de l’accompagnement tous ceux qui, de plus en plus nombreux, cherchent une rĂ©ponse qui ne serait pas exclusivement religieuse Ă leur souffrance. Extrait de son livre Vivants jusqu’Ă la mort paru en 2013, et rééditĂ© en 2023.
Quand on les interroge, la plupart des accompagnants se dĂ©clarent, de manière intuitive, peu ou prou concernĂ©s par la souffrance spirituelle, mais ils dĂ©plorent d’ĂŞtre aussi dĂ©munis en termes d’outils tant conceptuels que pratiques pour y rĂ©pondre. Tous mesurent qu’il ne suffit pas de faire globalement preuve d’humanitĂ© pour accompagner la souffrance spirituelle d’un autre. L’accompagnement est une posture particulière qui engage de manière très pratique. Il doit donc pouvoir reposer sur des gestes, des attitudes autant que sur un Ă©tat d’esprit. Mais lesquels ?
« Accompagner » est un mot extrĂŞmement commun dans la langue française. Il s’utilise de manière quotidienne pour dĂ©crire des situations très ordinaires. « Tu m’accompagnes Ă la gare ? » demande-t-on Ă un ami, comme un service ou pour prolonger le plaisir. « Tu ne trouves pas que ce vin accompagne particulièrement bien ce plat ? » s’enquiert-on dans certains moments gourmands. « Et lĂ , le violon reprend et il accompagne divinement le piano… », s’extasie-t-on dans d’autres moments plus lyriques.
On constate cependant que depuis quelques dĂ©cennies, ce mot parfaitement ordinaire dĂ©signe de plus en plus des postures professionnelles spĂ©cifiques. Le thĂ©rapeute dĂ©sormais accompagne ses patients, le professeur ses Ă©lèves, le Samu social les sans-abri, le PĂ´le emploi les chĂ´meurs, le consultant ses clients, le curĂ© ses ouailles, etc. L’accompagnement ne relève donc plus de la seule bonne volontĂ© et fait assurĂ©ment rĂ©fĂ©rence Ă des savoir-faire et Ă des compĂ©tences prĂ©cises, mais de toute Ă©vidence très diverses. En matière palliative, on l’a vu, le droit Ă l’accompagnement est prĂ©vu par la loi mais curieusement celle-ci se garde d’en dĂ©finir le contenu.
Le mot « accompagnement » procède Ă©tymologiquement de la conjonction de trois mots latins, ad-cum-panem, qui signifient littĂ©ralement « vers-avec-pain ». L’accompagnement peut donc se dĂ©finir comme une action tendue vers un certain but (ad), mise en Ĺ“uvre pour et avec une autre personne (cum), et mobilisant (voire produisant) une substance qui constitue une ressource (panem). Ă€ l’origine, l’accent Ă©tait mis sur l’aspect panem Ă travers le savoir partagĂ© (les compagnons-bâtisseurs), voire la nourriture partagĂ©e (les « co-pains »). Ă€ mesure que la relation d’accompagnement s’est professionnalisĂ©e et Ă©tendue Ă de nombreux secteurs, l’accent s’est dĂ©placĂ© sur le ad, sur le but poursuivi Ă travers l’accompagnement, au point de devenir dĂ©sormais le critère premier de cette relation. Si on offre aujourd’hui un accompagnement scolaire Ă son fils, c’est bien d’abord pour que les notes progressent… Il s’ensuit que les relations traditionnelles d’accompagnement (Ă©ducative ou thĂ©rapeutique) ont Ă©tĂ© considĂ©rablement rĂ©orientĂ©es, au cours des dernières dĂ©cennies, vers plus de rĂ©sultat, au dĂ©triment de la relation.
C’est sans doute ce qui explique que le troisième aspect, cura, qui a longtemps Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme allant de soi (puisqu’il faut bien ĂŞtre deux pour aider ou pour guider), n’a pas Ă©tĂ© explorĂ© suffisamment pour lui-mĂŞme par les spĂ©cialistes de la question et qu’il tend mĂŞme Ă devenir de plus en plus nĂ©gligĂ© : la relation n’est guère plus aujourd’hui considĂ©rĂ©e qu’en tant qu’elle sert le but-. Or il me semble que c’est justement ce « avec » qui est l’Ă©lĂ©ment central, le pivot de cette notion d’accompagnement, et lui donne sa vĂ©ritable profondeur et sa pleine ambition. Il est vrai que cela invite Ă dĂ©finir, au-delĂ de l’apparente trivialitĂ© de ce mot, ce que c’est rĂ©ellement qu’ĂŞtre avec quelqu’un, et qu’on peut comprendre que cette question, pour peu qu’on s’y attelle honnĂŞtement, vienne provoquer bien des vertiges et susciter bien des rĂ©sistances en raison de ce Ă quoi elle engage.
J’ai fait un soir une bien singulière expĂ©rience de la manière d’ĂŞtre avec un malade. C’Ă©tait un jeune homme chez qui une obscure maladie provoquait d’impressionnantes crises de convulsions proches de l’Ă©pilepsie. Ce soir-lĂ , ses yeux roulaient, ses jambes se secouaient frĂ©nĂ©tiquement et ses bras battaient violemment l’air, dans des moulinets dĂ©sordonnĂ©s, au risque de se blesser. Ailleurs, on l’aurait sans doute attachĂ© avec des sangles pour le protĂ©ger de lui-mĂŞme. Ici, dans cette unitĂ© de soins palliatifs, on s’efforce de faire autrement. J’ai saisi ses mains mais, bien que malade, il Ă©tait encore très fort. Alors, j’ai laissĂ© mes mains qui faisaient corps avec les siennes danser dans des tourbillons pĂ©rilleux, prenant seulement garde qu’il ne se blesse pas. Les soignants lui administrèrent un calmant et quinze minutes après, la danse s’apaisa. J’Ă©tais Ă©puisĂ©, fourbu d’avoir livrĂ© un tel combat. Un combat avec lui, contre sa maladie. Quand je repense Ă cet Ă©pisode, l’image qui me vient spontanĂ©ment est celle de cette peinture saisissante de Delacroix que l’on ne devrait pas manquer d’admirer Ă l’Ă©glise Saint-Sulpice de Paris : le Combat de Jacob avec un ange. Cet ange mystĂ©rieux, diaphane, si viril avec sa musculature puissante et si fĂ©minin avec sa robe mauve et son regard doux, presque androgyne, qui accueille l’assaut furieux de Jacob, lequel se rue en avant de toutes ses forces pour le repousser. Jacob a dĂ©jĂ dĂ©posĂ© armes et bagages au sol. Il est presque nu, dĂ©muni. Comme ce jeune homme ce soir, il ne lui reste que ses poings, sa rage, sa violence intĂ©rieure qui s’incarne dans ses moulinets furieux. Jacob croit lutter contre l’ange, en rĂ©alitĂ© il lutte contre lui-mĂŞme. Et l’ange lutte avec Jacob, pour Jacob, et l’accompagne ainsi dans ses batailles internes.
Je repense aussi Ă ces deux doigts joints que M. Medjaoui tendait vers Annie pour illustrer notre entente* et je m’interroge : qu’est-ce vĂ©ritablement qu’« ĂŞtre avec » ? Si banale qu’elle soit en apparence, cette interrogation devient pourtant, quand on la ramène Ă des situations concrètes, une des questions les plus vertigineuses, et mĂŞme les plus Ă©thiques qui soient. C’est l’Ă©ternelle question de moi et de l’autre et de la nature rĂ©elle du lien entre les deux. Le plus souvent dans une relation, fĂ»t-elle d’amitiĂ©, il y a un suiveur et un suivi, un maĂ®tre et un Ă©lève, voire un guide et un disciple, un qui sait et un qui veut apprendre, un qui donne et un qui prend, mĂŞme si ces positions Ă©voluent et peuvent s’inverser selon les Ă©poques et selon les domaines. Au mieux, chacun est tour Ă tour entraĂ®neur et entraĂ®nĂ©, et c’est Ă cette Ă©conomie globale que la relation est le plus souvent ramenĂ©e. Une relation d’intĂ©rĂŞt, fiât-il mutuel, chargĂ©e d’attentes et d’intentions.
Beaucoup de nos relations, mĂŞme amicales, mĂŞme amoureuses, sont placĂ©es sous le signe du don ou de l’Ă©change, du donnant-donnant, qu’il s’apprĂ©cie aussitĂ´t ou sur la durĂ©e. La relation singulière et silencieuse qui s’Ă©tait tissĂ©e entre M. Medjaoui et moi Ă©chappait Ă©galement Ă l’ordre de l’intĂ©rĂŞt pour toucher plus prĂ©cisĂ©ment Ă celui de la saveur. N’est-ce pas justement parce que nous avions Ă©tĂ© contraints, lui et moi, de nous tenir au-delĂ des projets et des projections que nous avions pu atteindre Ă cette qualitĂ© de la relation, par-delĂ les mots et par-delĂ le silence ? N’est-ce pas secrètement ce Ă quoi chacun d’entre nous aspire ? Parce que nous n’avions pas cherchĂ© Ă ce que cette relation soir exceptionnelle, elle avait pu le devenir par elle-mĂŞme. Elle avait pu se laisser vivre, hors des murs de notre volontĂ©, dĂ©livrĂ©e de nos intentions et de nos ambitions. C’est ainsi qu’elle avait sans doute pu se montrer la plus vivifiante, et produire ainsi ses pleins effets, cette saveur spĂ©ciale, au-delĂ de toute prĂ©diction.
Extraits du livre « Vivants jusqu’à la mort, accompagner la souffrance spirituelle en fin de vie » De Tanguy Châtel, Albin Michel 2013
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