Prendre soin de l’autre : une vulnĂ©rabilitĂ© partagĂ©e

11. Prendre soin de l'autre une vulnérabilité partagée (1)

L’auteur, médecin, praticien hospitalier, ancien chef de service de médecine physique et réadaptation ; atteinte par une maladie génétique, dite « orpheline », elle a dû stopper son activité professionnelle. Cette double facette de sa vie donne à son livre une rare qualité d’évocation et de résonnances humaines

Reconnaître des compétences, établir la confiance et devenir partenaires

Ma position actuelle de mĂ©decin-malade m’a rĂ©interrogĂ©e sur la place que mĂ©decin et malade s’accordaient. DĂ©jĂ , Aristote dans l’Ă©thique Ă  Nicomaque Ă©voque la notion de bienveillance envers autrui et en dehors de tout lien d’amitiĂ© ; il s’agit seulement pour lui de dĂ©sirer le bien d’autrui. Maurice Bella reprend de façon contemporaine cette idĂ©e en abordant ce que doit ĂŞtre l’Ă©coute
Cette Ă©coute, toute première, en mĂŞme temps qu’ultime, Ă©coute tout : c’est-Ă -dire qu’elle supporte l’ĂŞtre humain, ne le condamne pas mais ouvre devant lui l’espace oĂą il peut exister. En particulier, elle peut entendre la douleur, la douleur essentielle des humains ; en mĂŞme temps qu’elle peut entendre la vĂ©ritĂ© qui habite tout humain, y compris quand elle s’Ă©gare dans l’illusion ou le mensonge. L’Ă©coute Ă©coute la lumière, elle est cette foi qu’en chaque humain cette lumière demeure, fĂ»t-elle enfouie sous la cendre.
Dans un autre contexte, plus ancien et se situant- Ă  l’orĂ©e d’une dĂ©marche spirituelle, le concept de « l’a priori favorable’ » est clairement Ă©noncĂ© afin de se donner tous les moyens pour comprendre et Ă©pargner Ă  la parole d’autrui un jugement trop lapidaire. Ainsi, nous sommes invitĂ©s Ă  prĂ©supposer que tout homme doit ĂŞtre plus enclin Ă  accueillir la proposition d’autrui qu’Ă  la juger, Ă  chercher la manière dont il la comprend, Ă©ventuellement Ă  en discuter pour la corriger avec lui et, si cela ne suffit pas, Ă  chercher tous les moyens appropriĂ©s pour que, la comprenant bien, il reste vivant et digne, en humanitĂ©.
J’Ă©voquerai donc, Ă  partir de mon expĂ©rience, la relation de soin Ă©clairĂ©e par cet a priori en tentant de comprendre pourquoi chacune des parties (soignante, soignĂ©e, sociĂ©tale) dĂ©fend sa part de la vĂ©ritĂ© en ignorant ou critiquant l’autre ; pourquoi il est si difficile de se comprendre.
L’ère historique de la mĂ©decine paternaliste incarnait la reprĂ©sentation d’une mĂ©decine oĂą le consentement Ă©clairĂ© du malade n’Ă©tait en fait qu’un leurre. En 1956, le docteur Louis Portes, dans un texte cĂ©lèbre et caractĂ©ristique, parle « du patient, qui, Ă  aucun moment, ne connaissant au sens exact du terme, vraiment sa misère, ne peut vraiment consentir ni Ă  ce qui lui est affirmĂ©, ni Ă  ce qui lui est proposĂ©… Face au patient, inerte et passif, le mĂ©decin n’avait en aucune manière le sentiment d’avoir affaire Ă  un ĂŞtre libre, Ă  un Ă©gal, Ă  un pair, qu’il puisse instruire vĂ©ritablement’ ».
Ă€ lire cette dĂ©claration, le patient est mis Ă  l’Ă©cart d’une participation quelconque dans les dĂ©cisions des soins qui le concernent. La dynamique s’est heureusement inversĂ©e, Ă  partir du mouvement des revendications très argumentĂ©es des associations de malades du sida. Ce fut l’un des points Ă  l’origine de la loi de 2002 sur les droits des malades. Il reste que dans le concret, nous, mĂ©decins, acceptons encore parfois difficilement cette reconnaissance. A croire que nous avons un gène spĂ©cifique – mais Ă©galement très rĂ©pandu en dehors des mĂ©decins… – pouvoir »
Le soin des malades chronique et l’irruption dans le champ de la santĂ© des maladies rares nous imposent de progresser. Ils deviennent, dans les faits, de vĂ©ritables partenaires, assurant Ă  domicile leurs soins quotidiens (patients diabĂ©tiques ou asthmatiques pour ne citer que les plus frĂ©quents). De mĂŞme, l’Ă©mergence des associations de malades est venue nous dĂ©montrer la spĂ©cificitĂ© des compĂ©tences et de la dynamique des patients. Une des premières associations que j’ai connues Ă©tait celle des familles des traumatisĂ©s crâniens. Cela m’a progressivement dĂ©placĂ©e et fait Ă©voluer dans ma relation avec les familles, devenant, peu Ă  peu associĂ©e au projet de rĂ©adaptation. Cela ne rĂ©sout pas tout et appelle Ă  repĂ©rer les places, les rĂ´les et les spĂ©cificitĂ©s de chacun. ReconnaĂ®tre la compĂ©tence singulière ne signifie pas la confusion des rĂ´les : par exemple, croire que le malade peut ĂŞtre son propre mĂ©decin est pour moi une illusion qui peut conduire Ă  une situation impossible Ă  assumer pour le patient. La loi de 2002 peut devenir perverse si elle transfère la responsabilitĂ© mĂ©dicale sur le patient, pour Ă©viter toute poursuite judiciaire Ă©ventuelle. Ce qui est important, c’est la dĂ©cision partagĂ©e, informĂ©e, acceptĂ©e mais non assurĂ©e par le seul malade. J’y reviendrai.

Un a priori favorable

Le prĂ©supposĂ© que je propose est de porter un a priori favorable en envisageant que celui qui est en face de nous a des compĂ©tences. Cela est, bien entendu, valable entre le malade et le soignant, le soignant et le malade, et chacun d’eux avec l’ordre social. On sent bien la pente glissante actuelle qui introduit non seulement la critique permanente mais Ă©galement le juridique dès que le rĂ©sultat espĂ©rĂ© — la restitution ad integrum — n’est pas obtenu. On est entrĂ© dans une dynamique de suspicion rĂ©ciproque, de dĂ©fiance, qui Ă  terme ne peut ĂŞtre que nĂ©faste : la crainte du juge l’emporte sur le soin. Il faut donc accumuler examens, investigations, scanners, endoscopies, Ă©chographies, accords signĂ©s du malade, pour se protĂ©ger. Attitude de protection, bien loin d’une relation de soin Ă©tablie sur la confiance rĂ©ciproque.
ReconnaĂ®tre l’autre comme compĂ©tent, c’est fondamentalement lui reconnaĂ®tre une potentialitĂ©, reconnaĂ®tre et susciter en lui (ou avec lui) les capacitĂ©s qu’il possède pour gĂ©rer la situation. Avec lui, prendre les moyens qui peuvent l’aider. Poser un regard bienveillant sur l’autre, c’est lui donner la possibilitĂ© d’activer ou de dĂ©couvrir des compĂ©tences enfouies qu’il n’avait peut-ĂŞtre mĂŞme pas envisagĂ©es. L’humain a une capacitĂ© insoupçonnĂ©e de ressources. L’évĂ©nement peut l’accabler, il peut nĂ©anmoins le traverser, meurtri mais vivant. Ce sont ses capacitĂ©s de rĂ©silience qui sont mises Ă  l’Ĺ“uvre.

Extrait du livre « Dire la maladie et le handicap » de Marie-Hélène Boucand.

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