Donner sens Ă la souffrance
Comment ne pas dĂ©sespĂ©rer quand nous nous sentons diminuĂ©s, inutiles, pleins d’angoisse pour l’avenir ? Ă€ ce moment-lĂ , tous les discours Ă propos de la rĂ©signation, de l’acception de la volontĂ© de Dieu ou de la valeur rĂ©demptrice de la souffrance sont insupportables… Parce que celle-ci n’a pas de valeur en soi, il faut parfois parcourir un long chemin avant d’arriver Ă lui trouver ou Ă lui donner un sens. Car ce qui donne sens Ă la souffrance, ce n’est pas le fait de souffrir, mais la façon de continuer Ă aimer du cĹ“ur de cette souffrance. Ce qui lui donne sens, c’est aussi ce qui donne sens Ă la vie : rester en relation et continuer Ă essayer de s’intĂ©resser aux autres, Ă©viter la fermeture du cĹ“ur. Ce sens est propre Ă chacun et s’inscrit dans une histoire personnelle. Nous touchons ici au mystère de la singularitĂ© de la personne. Il n’existe pas de recette.
Nous avons dit que Dieu ne se rĂ©jouissait pas de notre souffrance mais qu’il la soulageait. Dans la plupart des cas, c’est grâce Ă l’entourage et Ă un soutien fidèle que nous parvenons Ă continuer Ă espĂ©rer et Ă donner un sens. Mais ce n’est jamais gagnĂ©, car cela dĂ©pend des Ă©tapes de notre vie, de notre pathologie, de notre cheminement spirituel. Nous avons besoin de patience et de respect dans cette lente Ă©laboration, cette douloureuse quĂŞte. Nous avons parfois du mal Ă trouver les mots justes pour exprimer notre peine ou consoler quelqu’un. Il y a tant de peurs difficiles Ă formuler…
L’expĂ©rience nous apprend que nous sommes souvent seuls, en dĂ©finitive, au cĹ“ur de notre souffrance, quels que soient les efforts de notre entourage. Parfois, nous sommes juste capables d’essayer de durer, sans dĂ©sespĂ©rer, rien de plus : vivre avec notre souffrance. Pourtant, nous dĂ©couvrons aussi qu’il est possible de nous laisser rejoindre Ă certains moments, qu’il existe en nous des ressources de vie souvent insoupçonnĂ©es.
Certains malades tĂ©moignent du sens qu’ils sont parvenus Ă donner Ă leur souffrance en l’offrant pour les autres. Contemplant le Christ en croix, ils s’offrent avec lui pour que les autres aient la vie, sans pour autant renoncer Ă demander leur guĂ©rison. Quel sens donner Ă cette expression : « offrir ses souffrances ? » Parfois, il est vrai que l’on n’a plus rien d’autre Ă offrir que son impuissance, comme Job dans la Bible. Ă€ d’autres moments, ce sera des balbutiements de confiance ou un fragile dĂ©sir d’aimer. En aucun cas il ne s’agira d’essayer d’obtenir des grâces Ă coup de souffrance. La grâce ne se mĂ©rite pas, il n’y a ni rançon Ă payer ni souffrance Ă rechercher, ce n’est pas cette offrande-lĂ qui plaĂ®t au Seigneur, il a lui-mĂŞme Ă©tĂ© crucifiĂ© et a connu la peur de la mort.
Nous pouvons commencer par essayer de consentir Ă notre situation et Ă sortir de la rĂ©volte, parfois de la culpabilitĂ©, en continuant Ă faire tout ce qui dĂ©pend de nous pour guĂ©rir ou, au moins, ĂŞtre soulagĂ©. Ne plus nous centrer uniquement sur notre fragilitĂ© — quand on n’est pas submergĂ© par la douleur — et sur nous-mĂŞme. Ensuite, une ouverture du cĹ“ur, parfois très timide, peut nous sortir de l’obsession de la guĂ©rison Ă tout prix. Cela dĂ©pendra bien sĂ»r du degrĂ© de souffrance et de dĂ©shumanisation subi…
Je crois que cette sortie de l’isolement n’est possible pour un patient que s’il est aidĂ© par des gens qui le visitent, qui lui parlent de façon dĂ©licate. Et puis il y a la prière : afin d’« ĂŞtre avec le Christ », de puiser dans le cĹ“ur de Dieu le courage et la capacitĂ© d’aimer, de se laisser aimer. Parce que si JĂ©sus nous a sauvĂ©s, ce n’est pas en rapport avec une quantitĂ© de souffrance qu’il nous faudrait dĂ©sirer, c’est beaucoup plus par l’acceptation de sa situation de victime innocente, par amour, par solidaritĂ© avec l’humanitĂ© pĂ©cheresse et souffrante. Mais encore faut-il ĂŞtre capable de prier, ce qui n’est pas toujours le cas !
Certains arrivent Ă se mettre dans une attitude d’intercession pour le monde, dans une relation avec Marie qui est un exemple pour nous. Elle qui Ă©tait au pied de la croix. Il nous est peut-ĂŞtre possible de dire : « J’offre ma souffrance pour le monde », mais c’est la qualitĂ© d’amour qui fait que notre offrande est un don qui plaĂ®t Ă Dieu, non la souffrance elle-mĂŞme. Alors, nous pouvons entrer dans un consentement, dans ce mystère de la communion des saints, c’est-Ă -dire cette solidaritĂ© dans une lutte contre le mal avec les forces de l’amour, dans un mystère de transfiguration du monde. Certains y dĂ©couvrent que le sens de la vie, c’est peut-ĂŞtre moins d’atteindre une efficacitĂ© (l’« excellence » qui plaĂ®t Ă notre monde) que d’arriver Ă une vraie qualitĂ© de relation. Cela peut ĂŞtre aussi la dĂ©couverte d’une sensibilitĂ© Ă la fragilitĂ© de l’autre. Parfois, nous dĂ©couvrons avec surprise que notre façon de vivre notre Ă©preuve peut ĂŞtre fĂ©conde pour d’autres, dans la mesure oĂą nous gardons la foi, une ouverture du cĹ“ur, un accueil des souffrances d’autrui. Pouvoir continuer Ă communiquer et Ă apporter de l’amour aux autres, c’est une grâce Ă demander, qui rejaillit en grâces pour les autres. Je connais des personnes qui, vivant l’expĂ©rience de la souffrance et de la diminution personnelle, et alors qu’elles n’avaient eu aucun problème de santĂ© au prĂ©alable, ont soudain ressenti une grande solidaritĂ© avec tous les fragiles et les pauvres du monde, Ă partir de leur propre fragilitĂ©. Elles se sont dit : « Je fais maintenant partie de ce lot-lĂ . » Dans cette solidaritĂ©, elles ont ressenti un grand amour, un grand dĂ©sir de marcher avec eux. Il n’est pas facile de garder un intĂ©rĂŞt pour les autres quand nous sommes fragilisĂ©s.
Nous en avons sans doute dĂ©jĂ fait l’expĂ©rience. Il y a des gens dont nous devinons, par la qualitĂ© de leur Ă©coute, de leur accueil, de leur regard, qu’ils ont souffert et que, depuis ce moment-lĂ , ils ne se permettent plus de juger. Ils ont aussi dĂ©couvert que leur rĂ©elle fĂ©conditĂ© Ă©tait moins liĂ©e Ă leurs compĂ©tences, leurs diplĂ´mes ou d’autres rĂ©sultats visibles, qu’Ă leurs blessures, dans la mesure oĂą elles Ă©taient acceptĂ©es, parfois guĂ©ries. Ils ont dĂ©couvert que, en dĂ©finitive, c’est parce qu’ils sont passĂ©s par la souffrance et la blessure que maintenant ils peuvent comprendre. Que la qualitĂ© d’Ă©coute, de compassion, de tendresse, de patience qu’il y a en eux devient source de vie pour les autres.
Aimer jusqu’Ă la dĂ©chirure, dans une dĂ©chirure qui n’est plus une plaie purulente. Alors, progressivement, nous pouvons entrer dans une transfiguration de l’amour, dans un renouvellement de l’alliance, qui est beaucoup moins un amour de comptabilitĂ©, de donnant-donnant, qu’un amour de gratuitĂ©. Cela peut aussi ĂŞtre un chemin de renouvellement de l’Alliance avec le Bien-aimĂ©, avec notre Dieu, avec les autres aussi. Enfin, Ă ce moment-lĂ , les valeurs ne sont plus les mĂŞmes. Ce Ă quoi on attachait Ă©normĂ©ment d’importance dans le passĂ© peut paraĂ®tre soudain si Ă©phĂ©mère…
Mais tout ce qui vient d’ĂŞtre Ă©voquĂ© n’est jamais Ă©vident ni prĂ©visible. Personne ne sait comment il va assumer la fragilitĂ© et la diminution de ses capacitĂ©s. Il est ici question d’itinĂ©raires, d’expĂ©riences, mais chacun doit parcourir son propre chemin, comme il le peut. Nous savons aussi que certaines personnes n’y arrivent jamais, restent dans la rĂ©volte, le dĂ©sespoir. Elles ont alors surtout besoin d’un silence plein de respect et d’accueil, et non de vaines paroles. C’est ce que nous voudrions approfondir dans les pages qui suivent.
Extrait de « traverser nos fragilités » de Bernard Ugeux
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