Oser la fermer pour rester ouvert
Alexandre Jollien, philosophe et écrivain, nous raconte comment il a pu écouter un proche qui venait de perdre son frère qui avait mis fin à ses jours.
Hier soir, en écoutant un ami dans la peine, j’ai repensé à La Bruyère : « C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. » Mon proche me confie son trouble. Il vient de perdre son frère qui a mis fin à ses jours.
Les explications pleuvent, les thĂ©ories, les justifications tentent maladroitement de masquer le mystère d’un acte qui restera Ă jamais incomprĂ©hensible. Alors que je suis portĂ© dès les premiers instants Ă lui donner des conseils, pour dissimuler ma peur et avant tout me rassurer, une leçon d’écoute m’attend. Je vois d’emblĂ©e mon dĂ©sarroi, ma difficultĂ©, je mesure la futilitĂ© de mes mots, leur cruelle inefficacitĂ©. Alors il se met Ă parler, me raconte son trouble devant les « Si j’Ă©tais Ă ta place ». Me voilĂ ramenĂ© Ă la solitude de chaque ĂŞtre. Comment deviner la dĂ©tresse de chacun, ses ressources et ses grandes faiblesses, comment se faire seulement pure prĂ©sence et laisser lĂ les commentaires, les avis et les comparaisons ? Comment se tenir Ă l’Ă©coute, tout simplement ? Devant l’autre qui souffre, je suis sans cesse portĂ© Ă me rassurer, Ă vouloir nier la souffrance, la banaliser, la diminuer, en somme. Ce matin, mon petit garçon s’est pris une porte et, loin d’Ă©couter avec bienveillance ses pleurs, je me suis mis Ă parler, pour tenter de dissimuler ses cris. Au fond, je pensais moins Ă le soutenir qu’Ă en finir avec le trouble qui agitait mon cĹ“ur de père, quand un geste aurait suffi. Et voilĂ que je me suis lancĂ© dans d’aberrants discours sur la vanitĂ© de tout, sur le caractère Ă©phĂ©mère des sentiments. Ces palabres Ă un enfant de quatre ans s’approchent dangereusement de la maltraitance. Si je tolère mal ma souffrance, celle des autres m’Ă©branle, prĂ©cisĂ©ment peut-ĂŞtre parce qu’elle renvoie Ă la première. Voir cette Ă©trange mĂ©canique me dĂ©barrassera-t-il de cette habitude qui me pousse Ă©goĂŻstement vers la sĂ©curitĂ©, qui me replie sur moi, au risque de nier ce que mon prochain Ă©prouve?
Écouter revient Ă s’extraire de soi, quitter ses prĂ©jugĂ©s, ses rĂ©flexes, laisser l’autre ĂŞtre pleinement ce qu’il est, sans vouloir le changer, l’expliquer, sans mĂŞme prĂ©tendre dĂ©sirer le comprendre tout Ă fait. Ainsi, un jour, une femme m’avoua que, les jours d’orage, elle craignait que la foudre ne s’abatte sur elle tandis qu’elle regardait la tĂ©lĂ©vision. NaĂŻvement, je lui ai sorti qu’en comptant large, elle encourait un risque sur un million que la chose se produise en ville. Elle me rĂ©pondit: « justement ! » Autrui est prĂ©cisĂ©ment cet autre qui Ă©chappera toujours Ă ma pensĂ©e, lui qui la dĂ©joue si souvent et tĂ©moigne de son impuissance. Si je me dois d’essayer de le comprendre, il me faut aussi me souvenir que je suis sans cesse en route et que jamais je ne percerai cette Ă©nigme. Dieu merci, d’ailleurs. Et si je commençais dĂ©jĂ par renoncer Ă dĂ©sirer une prise sur autrui, Ă tenter de le changer ? Surtout, le laisser exister et m’interdire de me mettre trop vite Ă sa place, car, plus d’une fois, c’est le contraire qui se produit: je mets l’autre Ă ma place, je lui prĂŞte mes dispositions, mes opinions, je fais de lui un clone qui doit rĂ©agir Ă ma façon. En un mot, je nie sa singularitĂ©.
Lorsque mon ami me quitte, je suis rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, ouvert, disponible. Sans lutter, sans Ă©viter la tristesse, j’ai osĂ© pour un temps m’abandonner, n’ĂŞtre que lĂ , pour nous. Je mesure combien peu souvent j’Ă©coute et combien je meuble. Sans trop exiger de moi, je me promets de me rendre plus attentif et prĂ©sent dĂ©sormais, ne serait-ce que cinq minutes par jour, pour commencer.
Alexandre Jollien
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