Penser la mort, l’apprivoiser, s’y préparer : Est-ce possible ?
Je ne vais pas d’emblée aborder les différences de conception que je peux avoir avec Mme Châtelet, même si ces différences sont à mon sens d’abord une richesse. Je la rejoins complètement sur l’idée que ce qui nous intéresse (et nous réunit) ici, c’est d’abord la question de la peur.
Mon propos sera centré davantage sur mon expérience d’accompagnement. Mon expérience de bénévole en soins palliatifs remonte à une dizaine d’années. J’ai accompagné des dizaines, peut-être des centaines de personnes, certaines longuement, d’autres fugitivement, mais je suis bénévole donc je n’ai pas cette proximité familiale avec les gens que j’ai accompagnés. Cela me met nécessairement dans une posture différente. Mon expérience s’est faite aussi au creuset de gens qui n’avaient pas la force d’âme qu’avait votre mère, ou l’expérience, ou le recul. Mon expérience est donc plus banale. J’ai accompagné des gens qui n’étaient pas toujours en position de pouvoir réfléchir à leur mort, de mettre des mots dessus, d’avoir cette qualité de relations familiales qui prévalait dans votre famille.
Ai-je vu des gens qui s’acheminaient sereinement vers leur mort ? Je ne sais pas. En fait, plus je m’interroge, plus je suis pétri de doutes. Je l’ai parfois cru, mais je ne voyais que ce qu’ils voulaient partager. Que se passait-il quand je n’étais plus là ? Peut-être étaient-ils un peu sereins en ma présence et un peu moins après mon départ. Ou peut-être étaient-ils inquiets quand j’étais là et plus sereins en mon absence. De plus, je n’étais pas souvent là au dernier moment.
Que puis-je dire d’éventuels derniers soubresauts, d’éventuelles dernières peurs ? Je me dois d’être extrêmement prudent. Si je veux être au plus près de mon expérience, eh bien je ne sais pas grand-chose.
Je sais au moins une chose : j’apprends, et j’ai appris énormément. Cette expérience d’avoir accompagné quelqu’un en fin de vie m’a définitivement transformé, ma famille peut en témoigner, je ne suis plus le même homme. Ma femme s’en réjouit puisqu’elle me dit : « Tu ne m’écoutais pas aussi bien avant. » Cela a au moins cette vertu.
J’en reviens à l’un des aspects qui est le cœur de votre livre et qui est au cœur aussi de l’approche palliative que Marie de Hennezel, que certains ont peut-être lue ici, désignait dans le sous-titre de son livre La Mort intime (Pocket, 1997) : « Ceux qui vont mourir nous apprennent à vivre. » Il faut être prudent. J’ai toujours résisté à la tentation de vouloir apprendre quelque chose de ceux que j’accompagnais. J’ai toujours résisté à la tentation de vouloir en faire mes professeurs de vie parce que je ne venais pas pour apprendre, mais je constate que lorsque je quitte une chambre de malade, je suis transformé, donc j’ai appris.
Comme je suis un garçon bien élevé, pendant très longtemps, lorsque les malades que je visitais me disaient : « Merci, Monsieur, d’avoir passé du temps avec moi », poliment, je leur répondais : « Mais de rien. » Il m’a fallu du temps pour réaliser que c’était choquant de dire « de rien », parce que ce n’est pas rien ce qui se passe dans cette chambre. Je n’avais pas le droit, fut-ce au nom de la politesse, de leur dire « de rien ».
J’ai fini par comprendre qu’au contraire, chaque fois que je leur montrais que j’étais capable d’accueillir leur expérience, c’est je leur signifiais qu’ils avaient quelque chose à transmettre. Une part du sentiment de dignité se tient dans cette posture-là : dans la découverte que l’on est encore capable de transmettre quelque chose à quelqu’un même lorsqu’on est diminué, même lorsqu’on est en fin de vie, infantilisé depuis des mois, dépendant, soumis à un certain nombre d’équipements, de règles ou de protocoles.
Cette posture me semble intéressante à investiguer car, selon mon expérience – l’exemple de votre mère pourrait peut-être le démentir –, nous avons tous peur avec des moments où nous avons un peu moins peur. Je ne connais pas quelqu’un qui n’ait jamais eu peur à la fin de sa vie. Cette peur, elle nous travaille. J’imagine que votre mère a vécu également ces moments de peur. Peur pour elle, peur pour vous.
Malgré cette peur, sommes-nous capables d’apprivoiser la mort ? Fondamentalement, et l’on peut s’appuyer sur les philosophes comme sur les psychologues, la peur de la mort est la peur absolue. Mais il y a une différence entre la posture intellectuelle, qui fait dire à La Rochefoucauld : « La mort ni le soleil ne peuvent se regarder en face », et la pratique. Est-ce que ce qu’ont dit les grands philosophes, les grands psychologues ou les grands psychanalystes sur la mort résiste à l’épreuve de la pratique ? Est-ce qu’il existe dans le monde une seule personne qui puisse dire : « Je vais mourir sans avoir jamais eu peur de la mort » ? Je ne sais pas. Jésus lui-même exprime son angoisse à l’approche de la mort. Je ne connais pas une mort sans peur.
La question n’est donc pas de savoir si la peur de la mort peut être évitée, mais plutôt de savoir si l’on peut l’apprivoiser. Puis-je apprivoiser la mort à travers la relation à l’autre ? Je ne sais pas. Je crains que si on parle d’apprivoiser la mort, c’est parce qu’elle est une « bête sauvage », et qu’elle peut conserver ou retrouver ce statut à tout instant. Je crois que la mort reste en toutes circonstances « sauvage ». L’apprivoiser, ce serait juste tenter de la rendre un peu moins sauvage.
Nous vivons aujourd’hui dans une société qui accentue la complexité d’approcher la mort. Nous avons perdu un certain nombre de repères autour de la mort au niveau culturel et nous n’en avons pas trouvé en remplacement. Ce n’est pas parce que l’on parle beaucoup de la mort ou qu’on la montre sur les écrans qu’elle nous est plus familière, plus intime.
Certains emploient parfois l’expression « tabou de la mort » pour désigner le traitement que nous en faisons dans notre société contemporaine. J’emploie cette expression mais elle ne me convient pas du tout. Je ne suis en effet pas certain qu’au Moyen Age l’on s’approchait plus gaillardement, plus aisément de la mort. Là encore, prudence.
La solitude, omniprésente dans nos sociétés contemporaines, accentue la difficulté d’approcher la mort. Une relation intense, que ce soit une relation de mère à fille ou une relation de proche à proche comme on peut l’être dans la relation de bénévole, est de nature non pas à garantir que la mort sera sereine, mais à créer les conditions d’une mort qui pourrait peut-être être un peu moins « sauvage ».
À partir de cela, quelle est la réponse que nous pouvons apporter pour apprivoiser la mort ? Mon expérience, c’est celle de l’accompagnement. Que ce soit celui des proches de la famille, celui des bénévoles, celui des soignants ou des psychologues qui sont des professionnels, mais qui n’en sont pas moins des êtres humains sensibles, cette proximité humaine est de nature à permettre un certain apprivoisement de la mort.
Cela soulève une autre question : est-ce que la sérénité est réellement la panacée au moment de la mort ? Ici aussi on peut le penser intellectuellement, mais les travaux du docteur Élisabeth Kübler-Ross nous montrent que rares sont ceux (y compris elle-même) qui parviennent à accepter la mort. Le chemin vers l’acceptation de la mort est un chemin chaotique et les psychanalystes nous aident à comprendre que ce qui compte finalement plus que l’atteinte de la sérénité, c’est le cheminement. Et ce cheminement est fait de rencontres. Il est fait de peur, de confiance, il est fait de rires, de pleurs et c’est ce cheminement sans doute qui a une valeur, peut-être davantage que la sérénité, parce que si on voulait absolument mourir dans la sérénité, il suffirait de prendre des euphorisants juste avant de mourir.
Vouloir faire l’économie de cet âpre cheminement vers la mort ne serait-il pas une forme de déni d’humanité ? Est-ce que notre humanité ne nous conduit pas à nous frotter quand même aussi à cela ? Mais pas tout seuls, pas dans des conditions où nous serions totalement livrés à nous-mêmes, privés de repères.
Il me semble que le point de solidarité, sinon de fraternité, sinon de charité – les mots n’ont pas la même portée mais je les emploie là tous les trois – passe par ce que Emmanuel Lévinas appelle le « devoir de non-indifférence » et Emmanuel Hirsch, le « devoir de non-abandon ». Nous avons cette responsabilité à l’égard de l’autre de lui dire « nous sommes ensemble ».
C’est extrêmement difficile parce qu’aller auprès des gens qui sont en fin de vie, cela expose, bouleverse, transforme, il faut accepter de faire cela. C’est en nous laissant être bouleversé, transformé que nous signifions à l’autre qu’il est encore partie pleinement intégrante du tissu vivant de notre société puisqu’il agit en nous et sur nous.
Je reprendrais des propos essentiels dans mon cheminement personnel, ceux de Maurice Zundel qui disait : « Le plus important n’est-il pas d’être vivant avant la mort ? » Coluche le disait à sa manière : « Si j’ai le choix, je préférerais mourir de mon vivant. » Quels efforts, quelles entreprises mettons-nous en œuvre pour tenter d’être vivants avant la mort ?
C’est un sujet tellement complexe, tellement immense, auquel je n’ai pas du tout, vous l’avez compris, la prétention d’apporter des réponses sous une forme ou sous une autre. Les questions m’intéressent beaucoup plus que les réponses en l’occurrence.
Je crois que la mort reste « sauvage ». Je crois que nous pouvons l’apprivoiser sans pour autant la domestiquer. Elle ne sera jamais, à mon sens, domestiquée, c’est-à-dire banalisée ou réduite à quelque chose d’ordinaire. La mort nous définit parce qu’elle nous fait peur et c’est parce qu’elle nous fait peur que nous sommes acculés à tenter de vivre avant de mourir. Notre attention doit porter là-dessus. Que faisons-nous pour aider les gens, pour accompagner les gens avant la mort, de sorte qu’ils nous accompagnent en retour ? Je partage complètement ce renversement du regard. Je me demande constamment : Qui accompagne qui ? En fait, nous avons deux personnes qui s’accompagnent mutuellement. Il n’y en a pas une qui précède l’autre.
Dans la situation qui est la mienne, il y en a un qui est debout, l’autre couché, mais je n’ai jamais été en situation de constater que la personne, même durement abîmée, fragilisée que j’accompagne est moins indigne que moi. Par contre, j’ai pu constater que certains se vivaient comme indignes. J’ai observé que le regard que je porte sur ces personnes est un regard porteur de responsabilités, parce que, selon la manière dont je les regarde, je vais accroître leur sentiment d’indignité ou je vais le réduire.
Plutôt que de me placer au plus près du « mourant », j’ai envie de nous placer au plus près des vivants que nous sommes tous, quel que soit notre âge ou notre état de santé, et de nous placer au niveau de notre responsabilité à l’égard d’autrui. Et cette responsabilité n’est pas seulement à l’égard de celui qui est malade. Elle n’est pas à sens unique ; elle est symétrique. Celui qui s’apprête à mourir a encore, jusqu’à sa mort, une responsabilité à l’égard de ceux qui vont lui survivre. Et c’est précisément ce qui en fait toujours un vivant, faisant encore pleinement partie de la société et du monde.
Tanguy Châtel, bénévole en soins palliatifs et sociologue à l’ONFV
(Observatoire National de la Fin de Vie).
Noëlle Châtelet, écrivaine.
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