Prendre soin de l’autre : une vulnérabilité partagée
L’auteur, médecin, praticien hospitalier, ancien chef de service de médecine physique et réadaptation ; atteinte par une maladie génétique, dite « orpheline », elle a dû stopper son activité professionnelle. Cette double facette de sa vie donne à son livre une rare qualité d’évocation et de résonnances humaines
Reconnaître des compétences, établir la confiance et devenir partenaires
Ma position actuelle de médecin-malade m’a réinterrogée sur la place que médecin et malade s’accordaient. Déjà, Aristote dans l’éthique à Nicomaque évoque la notion de bienveillance envers autrui et en dehors de tout lien d’amitié ; il s’agit seulement pour lui de désirer le bien d’autrui. Maurice Bella reprend de façon contemporaine cette idée en abordant ce que doit être l’écoute
Cette écoute, toute première, en même temps qu’ultime, écoute tout : c’est-à-dire qu’elle supporte l’être humain, ne le condamne pas mais ouvre devant lui l’espace où il peut exister. En particulier, elle peut entendre la douleur, la douleur essentielle des humains ; en même temps qu’elle peut entendre la vérité qui habite tout humain, y compris quand elle s’égare dans l’illusion ou le mensonge. L’écoute écoute la lumière, elle est cette foi qu’en chaque humain cette lumière demeure, fût-elle enfouie sous la cendre.
Dans un autre contexte, plus ancien et se situant- à l’orée d’une démarche spirituelle, le concept de « l’a priori favorable’ » est clairement énoncé afin de se donner tous les moyens pour comprendre et épargner à la parole d’autrui un jugement trop lapidaire. Ainsi, nous sommes invités à présupposer que tout homme doit être plus enclin à accueillir la proposition d’autrui qu’à la juger, à chercher la manière dont il la comprend, éventuellement à en discuter pour la corriger avec lui et, si cela ne suffit pas, à chercher tous les moyens appropriés pour que, la comprenant bien, il reste vivant et digne, en humanité.
J’évoquerai donc, à partir de mon expérience, la relation de soin éclairée par cet a priori en tentant de comprendre pourquoi chacune des parties (soignante, soignée, sociétale) défend sa part de la vérité en ignorant ou critiquant l’autre ; pourquoi il est si difficile de se comprendre.
L’ère historique de la médecine paternaliste incarnait la représentation d’une médecine où le consentement éclairé du malade n’était en fait qu’un leurre. En 1956, le docteur Louis Portes, dans un texte célèbre et caractéristique, parle « du patient, qui, à aucun moment, ne connaissant au sens exact du terme, vraiment sa misère, ne peut vraiment consentir ni à ce qui lui est affirmé, ni à ce qui lui est proposé… Face au patient, inerte et passif, le médecin n’avait en aucune manière le sentiment d’avoir affaire à un être libre, à un égal, à un pair, qu’il puisse instruire véritablement’ ».
À lire cette déclaration, le patient est mis à l’écart d’une participation quelconque dans les décisions des soins qui le concernent. La dynamique s’est heureusement inversée, à partir du mouvement des revendications très argumentées des associations de malades du sida. Ce fut l’un des points à l’origine de la loi de 2002 sur les droits des malades. Il reste que dans le concret, nous, médecins, acceptons encore parfois difficilement cette reconnaissance. A croire que nous avons un gène spécifique – mais également très répandu en dehors des médecins… – pouvoir »
Le soin des malades chronique et l’irruption dans le champ de la santé des maladies rares nous imposent de progresser. Ils deviennent, dans les faits, de véritables partenaires, assurant à domicile leurs soins quotidiens (patients diabétiques ou asthmatiques pour ne citer que les plus fréquents). De même, l’émergence des associations de malades est venue nous démontrer la spécificité des compétences et de la dynamique des patients. Une des premières associations que j’ai connues était celle des familles des traumatisés crâniens. Cela m’a progressivement déplacée et fait évoluer dans ma relation avec les familles, devenant, peu à peu associée au projet de réadaptation. Cela ne résout pas tout et appelle à repérer les places, les rôles et les spécificités de chacun. Reconnaître la compétence singulière ne signifie pas la confusion des rôles : par exemple, croire que le malade peut être son propre médecin est pour moi une illusion qui peut conduire à une situation impossible à assumer pour le patient. La loi de 2002 peut devenir perverse si elle transfère la responsabilité médicale sur le patient, pour éviter toute poursuite judiciaire éventuelle. Ce qui est important, c’est la décision partagée, informée, acceptée mais non assurée par le seul malade. J’y reviendrai.
Un a priori favorable
Le présupposé que je propose est de porter un a priori favorable en envisageant que celui qui est en face de nous a des compétences. Cela est, bien entendu, valable entre le malade et le soignant, le soignant et le malade, et chacun d’eux avec l’ordre social. On sent bien la pente glissante actuelle qui introduit non seulement la critique permanente mais également le juridique dès que le résultat espéré — la restitution ad integrum — n’est pas obtenu. On est entré dans une dynamique de suspicion réciproque, de défiance, qui à terme ne peut être que néfaste : la crainte du juge l’emporte sur le soin. Il faut donc accumuler examens, investigations, scanners, endoscopies, échographies, accords signés du malade, pour se protéger. Attitude de protection, bien loin d’une relation de soin établie sur la confiance réciproque.
Reconnaître l’autre comme compétent, c’est fondamentalement lui reconnaître une potentialité, reconnaître et susciter en lui (ou avec lui) les capacités qu’il possède pour gérer la situation. Avec lui, prendre les moyens qui peuvent l’aider. Poser un regard bienveillant sur l’autre, c’est lui donner la possibilité d’activer ou de découvrir des compétences enfouies qu’il n’avait peut-être même pas envisagées. L’humain a une capacité insoupçonnée de ressources. L’événement peut l’accabler, il peut néanmoins le traverser, meurtri mais vivant. Ce sont ses capacités de résilience qui sont mises à l’œuvre.
Extrait du livre « Dire la maladie et le handicap » de Marie-Hélène Boucand.
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