La Diaconie de la liturgie aux périphéries

rameaux 2023
Dans cet article de La Maison Dieu, revue d’études liturgiques et sacramentelles, Gilles Rebêche, responsable de la Diaconie du Var et à ce titre délégué épiscopal à la solidarité, et à la pastorale du deuil, nous partage son expérience de diacre auprès des personnes en grande difficulté, sans-abri, dans la souffrance, ou simplement éloignées de l’Eglise. Il mesure, à la fois, combien le ministère diaconal éveille et ouvre la liturgie de l’Eglise à l’attention envers toutes ces personnes, par sa présence discrète, son silence, ses gestes et ses paroles, mais aussi combien la liturgie a capacité à rejoindre ces personnes lorsqu’on la déploie avec humilité et confiance.

 

Pendant les premières années de mon ministère, j’ai eu la chance de rencontrer dans une session œcuménique, un diacre orthodoxe bulgare avec qui nous avons échangé sur le lien entre « le sacrement de l’autel » et le « sacrement du frère ». Il m’avait subjugué en m’affirmant au détour de la conversation : « Il suffit de vivre dans le quotidien, autant que faire se peut, les mots superbes de la liturgie ». Cette réflexion a fait céder en moi toutes les digues idéologiques entre le sacré et le profane, entre la sacristie et les périphéries, entre la citoyenneté du ciel et la citoyenneté de la terre, les unifiant dans un même dynamisme. Elle m’a même aidé à mieux comprendre la cohérence de la proposition faite aux diacres par le concile Vatican II (cf. Lumen gentium) d’animer d’un même zèle, la triple diaconie « celle de la liturgie, celle de la Parole, et celle de la charité ».
Ainsi, depuis plus de quarante ans, j’ai appris la liturgie du quotidien et la sanctification de l’ordinaire dans mon ministère grâce à la célébration de l’eucharistie selon le rythme du calendrier liturgique, grâce à la célébration des sacrements du baptême et du mariage, grâce aux bénédictions les plus diverses depuis les funérailles jusqu’aux objets de piété et aux personnes en demande d’une parole qui « dit du bien et fait du bien ».

 

La liturgie du quotidien

La liturgie du quotidien, c’est celle qui permet d’accueillir chaque journée et chaque soirée comme une étape supplémentaire de la Création « Il y eut un soir, il y eut un matin et Dieu vit que cela était bon » ; c’est comme une liturgie des Heures où les choses les plus banales, les rencontres les plus ordinaires sont mises en perspective, comme une histoire d’Alliance qui se déploie dans le quotidien des jours.
Marius, qui vécut quatorze ans sans abri et que j’avais connu comme sacristain de l’église Saint-Louis, vient tous les matins préparer le café à la maison de la diaconie, avec la même attitude consciencieuse que lorsqu’il préparait la messe du matin. À le voir faire, je réalise qu’il célèbre chaque jour la liturgie du quotidien pour préparer sa journée et ses rencontres.
La sanctification de l’ordinaire, c’est la manière d’éclairer chaque journée, des couleurs festives de la solennité liturgique du jour ou du saint dont c’est la date anniversaire. Mais c’est aussi la volonté de vivre une culture de la rencontre avec autrui, comme un rendez-vous proposé par le Seigneur de l’Alliance ; c’est l’art de croire à la présence réelle du Christ en toute personne, même lorsqu’elle est défigurée par la maladie, la précarité ou l’exclusion sociale. Colorer ses journées par la mémoire de la vie des saints est, à l’expérience, plus tonique et unifiante que de se gaver en continu d’informations qui vampirisent notre capacité d’émerveillement.
La diaconie de la liturgie m’a aidé à contempler comment le Verbe se fait chair et charité sur les parvis, et combien le mystère pascal est la clé de voûte de l’existence. La puissance du silence et des gestes liturgiques est déjà une prédication ; la paix s’y reçoit comme un don de Dieu.

 

La liturgie du parvis

Plusieurs liturgies du parvis que j’aime à célébrer sont riches d’enseignement. Par exemple, l’accueil sur le parvis de l’église avant de célébrer un baptême. Quelle joie de pouvoir redire publiquement à tous que le chemin de la foi commence par ce préalable de l’accueil : s’attendre mutuellement, se laisser accueillir par Dieu, s’accueillir les uns les autres comme on accueille cet enfant. L’hospitalité réciproque, même avec celui qui n’est pas encore baptisé et que l’on marque du signe de la croix est un acte de bienveillance élémentaire mais primordiale. Interroger publiquement les parents devant leur propre famille et leurs amis « Que demandez-vous à l’Église ? », est une manière solennelle de les renvoyer à leur responsabilité, à leur liberté, et à leur ministère de parents, sans rien brusquer !
Cette question, l’Église devrait la poser plus souvent à ceux et celles qui viennent la solliciter : « Que demandez-vous à l’Église ? » C’est différent que de dire : « Voici ce que l’Église vous propose : êtes-vous preneur ? » La question baptismale du parvis est une question qui exige de l’écoute, de la disponibilité et le consentement à « faire un bout de chemin » avec ceux que l’on a interrogés. Elle rappelle à l’Église tout entière que la mission commence par « être en sortie » et se mettre « en chemin ».

Pour les mariages, la liturgie du parvis est ce temps qui permet d’accueillir le couple, les témoins et les familles et de « sentir » la disponibilité (ou non) des cœurs et des âmes à vivre l’évènement dans une ambiance spirituelle.
Cette façon de « sentir l’odeur des brebis » selon l’expression du pape François est un rappel à l’exigence de proximité, de communion avec la réalité des personnes accompagnées, pour ne pas être trop décalé de leurs vraies préoccupations.
La liturgie du parvis pour les mariages, c’est aussi la sortie quand les amis expriment leur joie, leur acclamation. Être encore là avec la foule, c’est souvent le moment favorable pour moissonner des « mercis » qui ne sont pas des formules de politesse, mais des actes de gratitude pour avoir pressenti que le Dieu de l’alliance emboite nos pas sur nos chemins de vie, même s’ils sont parfois tortueux.
Comment moi-même, ne rendrai-je pas grâce, lorsqu’à l’occasion d’un mariage civil, j’anime un temps de prière pour des divorcés remariés ?

Je n’oublierai jamais le témoignage d’Éliane, une dame divorcée qui était venue me solliciter pour une prière de bénédiction. Comme je m’y refusais aimablement et la renvoyais vers son curé, elle me dit avec beaucoup d’émotion : « On m’avait pourtant dit que vous m’écouteriez, car mon curé, je l’ai déjà vu ! Il ne m’a pas vraiment laissé parler et il m’a dit seulement d’annuler mon premier mariage. Mais moi, je ne veux pas l’annuler. Même si cet homme m’a abandonnée, il reste le père de mes enfants ! » Troublé, je l’interrogeai : « Mais pourquoi donc voulez-vous cette bénédiction pour ce nouveau mariage ? » « Parce que Dieu est Dieu » me dit-elle, « et que lui, il ne m’a jamais abandonnée. Quand mon premier mari m’a laissée seule, j’ai dû trouver du travail dans un restaurant. C’est là que j’ai rencontré Marc, l’homme avec qui je vis aujourd’hui. Nous étions ensemble depuis quelques semaines, quand j’ai appris que j’avais un cancer et devais subir une chimiothérapie. Malgré cette maladie, il ne m’a pas lâchée, mais au contraire m’a soutenue. Pendant que j’étais à la clinique, il y avait dans ma chambre une voisine avec la même maladie que moi. Elle était croyante et priait souvent. Nous avons beaucoup parlé. Elle est décédée mais a ravivé ma foi avant de mourir. Aujourd’hui, je n’envisage pas de célébrer ce mariage sans dire à mes amis que je crois en l’amour de Dieu ». Cette déclaration, je dois l’avouer, m’a décidé à accepter.
Le jour de la fête, nous étions réunis dans le jardin de la maison. Sur un chevalet, j’avais déposé une icône de la Vierge Marie. J’ai introduit la célébration par ces mots : « Peut-être que certains d’entre vous vont être étonnés par ce que nous allons vivre ! Ce n’est pas un remariage religieux ! Vous le savez, dans l’Église catholique, ce n’est pas possible. Ce n’est pas une question de dureté, mais une question de cohérence et de crédibilité. Sinon les mots n’auraient plus de sens ! Pourtant, nous sommes là parce que Éliane et Marc ont demandé à placer cet évènement sous le regard de Dieu, en vous prenant tous à témoin, et ça, c’est possible de le vivre ! Vous savez, l’Église est fondée sur Pierre, sur du solide et du durable, avec bien sûr du permis et du défendu. Mais elle est aussi fondée sur le oui de Marie, la Mère de Jésus. Et Marie, comme toutes les mamans, sait bien que les enfants ne font pas toujours ce qu’on avait rêvé et prévu pour eux ; ils peuvent même faire des erreurs mais ils restent ses enfants. C’est pour cela que l’on a remis l’image de Marie à l’honneur. Nous sommes tous, cet après-midi, une église mariale qui sait bien que dans un même chapelet, on peut méditer des mystères douloureux mais aussi des mystères joyeux et même lumineux. C’est notre rassemblement, notre prière, qui va être pour eux une bénédiction. »

Pour éviter toute confusion, je n’avais pas mis d’aube, mais portais une tenue et une croix suffisamment éloquente pour dire à quel titre, je m’exprimais. Éliane a pris la parole avec beaucoup d’humilité, redisant devant toute la famille ce qu’elle m’avait dit. L’émotion était palpable dans l’assemblée et le recueillement très sensible quand le DJ a mis sur sa console un Ave Maria pendant que le couple priait devant l’image de Marie. J’ai proposé ensuite à toute l’assemblée, en m’inspirant de la prière des frères, de poser une main sur l’épaule de son voisin et d’orienter une main vers les mariés pendant que j’invoquais le Dieu d’Abraham et de Sarah, d’Isaac et de Rebecca, de Jacob et de Léa, le Dieu de l’Alliance, Dieu de toutes nos histoires familiales compliquées dont il sait faire une histoire sainte.
Je vis alors le DJ s’approcher de moi, me mettre la main sur l’épaule, et diriger la main droite vers le couple à genoux, en me disant : « Tu permets, je te raconterai, c’est trop important pour moi. » De fait, après cette liturgie du parvis un peu extraordinaire, il me dit : « Vois-tu, je suis pasteur évangélique dans le Var. Ma première rencontre imprévue avec Jésus, c’était dans une église catholique. C’était fort comme rencontre ! J’ai demandé le baptême mais je vivais avec une femme divorcée ; le prêtre m’a dit que c’était impossible. J’avais tellement le désir d’être du Christ par le baptême, que je suis allé chez les évangélistes. J’ai non seulement été baptisé, mais je me suis également formé pour être pasteur. Je fais le DJ dans les mariages pour gagner ma vie. Quand je t’ai entendu parler de l’Église mariale, j’ai réalisé que j’étais resté un catholique refoulé : Marie, c’est elle qui est pleine de l’Esprit Saint ! »

Ce pasteur évangélique qui parlait comme saint Louis-Marie Grignon de Montfort m’a fait toucher du doigt combien cette liturgie du parvis est essentielle pour dire, au-delà des mots, le kérygme de la Bonne Nouvelle. Éliane était comme la Syrophénicienne qui affirmait à Jésus (Mc 7) se contenter des miettes qui tombaient de la table.
Le diacre est précisément celui qui, au terme de l’eucharistie, ramasse les miettes du corps du Christ dans la patène dans une liturgie faite de respect et de soin. C’est peut-être pour cela qu’instinctivement, le diaconat est attentif à tous ceux qui ont des vies en miettes et avec un infini respect, essaie d’en prendre soin dans une liturgie prolongée, qui rappelle que la grâce de Dieu est pour tous.
La liturgie du parvis est inscrite dans le rituel de l’Église à plusieurs occasions.

 

La bénédiction par la passion et la croix du Christ

J’aime particulièrement celle que l’on célèbre le jour des Rameaux, devant une foule qui tient des brins d’olivier, de buis ou des palmes. Ce jour-là, le diacre proclame l’Évangile sur le parvis. Je suis toujours ému de voir toutes ces personnes qui « s’accrochent aux branches », à cause des épreuves de la vie et qui crient « Hosanna, sauve-nous Seigneur ! », en attendant la bénédiction comme une pluie de grâce et de réconfort qui vient les toucher et les encourager sur le chemin de leur propre passion. Comment cacher ma tristesse quand j’entends des confrères prêtres qualifier ces gestes de superstition alors qu’eux-mêmes encouragent en temps ordinaire, des pratiques moins liturgiques qu’ils qualifient de missionnaires : distribution de médailles miraculeuses, d’images pieuses dans la rue …

La liturgie du parvis des Rameaux se suffit presqu’à elle-même pour des personnes qui s’identifient à l’âne de l’Évangile et dont les apôtres disent que « Le Seigneur en a besoin ».
« Moi qui avance comme un âne dans la vie et qui ne comprend pas grand-chose aux sermons, ça me fait plaisir de savoir que Jésus a besoin de moi ! », me confiait un homme sous curatelle après une fête des Rameaux.
Je repense souvent à ce geste de bénédiction des Rameaux dans d’autres parvis liturgiques que sont les salles de cérémonies dans les crématoriums, les athanées et autres salons funéraires.
Les familles qui y sont accueillies sont souvent bien éloignées de l’Église, mais dans un sursaut intérieur, elles demandent, face au mystère de la mort qui les touche, « quelque chose » à l’Église, et dans ce « quelque chose », il y a souvent une « bénédiction ». Elles aussi elles s’accrochent aux branches des rudiments de la foi pour pouvoir traverser l’épreuve du deuil.
Il m’arrive de dire dans une monition liturgique : « D’ordinaire, quand on a fini d’écrire une lettre, on la signe. Les chrétiens devant la mort se sentent tout petits, et comme des analphabètes, ils signent avec une croix, parce qu’ils savent que la croix de Jésus est l’empreinte que Dieu a marquée dans nos vies et qu’on ne peut rien dire de plus.
On va maintenant bénir le cercueil en faisant un signe de croix, comme pour marquer une signature d’amour sur l’existence de celui qui nous a quittés.
Ce signe de la croix, on le fait avec l’eau bénite qui rappelle notre baptême, qui rappelle (comme le jour des Rameaux) que Jésus nous accompagne dans toutes nos épreuves. Faisons ce geste d’adieu, ce signe de la croix avec confiance et dans l’espérance de la vie éternelle ! »
Cette bénédiction avec le signe de la croix est comme un résumé du kérygme dans ces liturgies du parvis.

J’y pense quand dans les grandes liturgies, les diacres sont invités à revêtir la dalmatique, ce vêtement cousu dans un tissu en forme de croix. Être revêtu de la croix du serviteur est tout un programme de vie, d’autant plus que la dalmatique est fendue à la hauteur des jambes pour rappeler que le diacre doit rester mobile, itinérant, jamais installé !
En fait, la liturgie de la diaconie n’est rien d’autre que ce style de vie et de ministère qui aide à rejoindre les existences défigurées par le malheur, pour les transfigurer par une Parole, une présence, une promesse de vie.
La dalmatique n’est pas un vêtement de prestige et de gala. Elle rappelle au diacre que même s’il ne la porte pas, par son ministère, il est invité à revêtir le Christ Serviteur pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, la libération aux opprimés et la lumière à ceux qui ne voient pas.

 

L’homélie pour que le Verbe se fasse charité

C’est dans ce contexte que l’homélie du diacre dans l’eucharistie ou dans les liturgies du parvis a ceci de particulier qu’elle doit permettre au verbe de Dieu de se faire non seulement chair de la chair des auditeurs, mais plus encore « charité » pour démontrer que l’Évangile du salut est bien pour tous et à la portée de chacun.
Quand je prêche, j’essaie d’éviter tout jugement sur les personnes ; je m’appuie sur le texte biblique comme première source d’inspiration et j’essaie de l’illustrer parfois avec humour, de faits divers pour que l’auditeur puisse se sentir concerné.
J’aime bien la parole de Christian de Chergé qui devant le mystère de l’Incarnation, déclare « Le Verbe s’est fait frère ! »
L’homélie a aussi une fonction mystagogique au sens de révélatrice du mystère de l’Amour de Dieu. Je suis heureux quand les familles en deuil peuvent dire après l’homélie prononcée aux obsèques, ce que saint Augustin pouvait dire de Dieu après sa conversion : « Tu étais là et je ne le savais pas ! »

Il y a bien sûr l’homélie en chaire au cours de l’eucharistie, quand le président se souvient que le diacre a la mission de prêcher. Mais il y a surtout les homélies « cousues main » dans des situations particulières : en portant le viatique aux mourants, en visitant les malades et les personnes seules, en répondant avec discernement aux demandes de prière de délivrance des personnes en souffrance psychologique ou enfermées dans des addictions.
Pour préparer l’homélie, j’ai la chance de participer assez régulièrement depuis près de vingt ans à un groupe de lectio divina, et j’avoue que c’est un vrai bonheur de bénéficier de ce temps de partage. La lecture de quelques commentaires sur internet, la prière, la méditation et la rumination pendant plusieurs jours sont pour moi incontournables, quand je sais que je dois prêcher !
Qui plus est, à la cathédrale de Toulon, le samedi soir, les vigiles dominicales me permettent de commenter l’Évangile dans le cadre d’une conversation spirituelle plus que d’un enseignement. J’aime cette liturgie des vigiles – une tradition de la liturgie éthiopienne –, que nous avons adoptée chez nous. Après la proclamation de l’Évangile, c’est toute l’assemblée qui est invitée, dans une procession de communion à la Parole, à venir vénérer l’évangéliaire par une inclinaison et parfois un baiser. Je trouve magnifique, ce moment qui permet une belle liturgie de la Parole en la sentant proche de tous, non seulement par l’homélie mais aussi par ce geste communautaire.
Ces vigiles sont inspirées de la Vigile pascale puisque chaque dimanche est l’occasion de revivre la Pâque du Seigneur. On pourrait même affirmer que toute liturgie de la diaconie ne peut être que pascale. Pâques est comme la clé de voûte de toute existence chrétienne. La diaconie de la liturgie pourrait se résumer dans une phrase du psaume : « Tu as ouvert devant moi un passage ! », tant il est vrai que la Pâque dans tout son déploiement est source de discernement pour accompagner les personnes en souffrance, mais aussi pour relire son propre itinéraire spirituel, ecclésial et existentiel.
Assumer le service de la Parole dans la liturgie c’est l’aider à se déployer au-delà de l’exercice personnel de l’homélie. J’ai la joie de former, depuis près de vingt ans, des laïcs en mission ecclésiale, en majorité des femmes, envoyés en mission au service de la pastorale du deuil. Elles vont présider la prière de l’Église dans les crématoriums et les funérariums, tout en accompagnant les familles en deuil. Cette réalité ecclésiale, dénommée dans mon diocèse Communion Saint Lazare, est une belle illustration de la diaconie dans sa triple mission : la liturgie, la Parole, et la charité !

 

La liturgie, mémorial de la Pâque

À ce propos, comment ne pas revenir à la liturgie du parvis de la veillée pascale où l’on allume, dans la nuit, ce feu qui rappelle non seulement celui des campements des patriarches et des rassemblements au temps de l’Exode et de l’exil, mais celui devant lequel l’apôtre Pierre a renié trois fois son Seigneur ou celui face au lac de Tibériade, au bord duquel le Ressuscité demanda à Pierre, par trois fois : « M’aimes-tu ? » ?
Quand le feu de Pâques est allumé sur le parvis de l’église, tous les croyants, dans un « fondu enchaîné de leur mémoire », se laissent embraser de la présence de Dieu et ne s’étonnent pas de voir le diacre approcher le cierge pascal de la flamme, puis chanter par trois fois « Lumière du Christ ». Peut résonner alors en eux, le « que la lumière soit ! » du livre de la Genèse, et passer devant leurs yeux la colonne de feu dont parle le livre de l’Exode, cette colonne qu’il faut suivre pour passer la mer (la mort ?) à pied sec !

Cette liturgie pascale du parvis est toute une catéchèse et c’est dans ces moments-là que je prends conscience que je participe par mon ministère à un épisode contemporain de l’histoire sainte. Je le sens d’autant plus quand j’élève le cierge pascal à l’endroit même où trente-six heures avant, le vendredi saint, j’ai élevé la croix du Serviteur en proclamant : « Voici le bois de la croix qui a porté le salut du monde… Venez, adorons ! »
À l’occasion de chaque triduum, je ravive en moi le don reçu lors de mon ordination diaconale. Comment ne pas vibrer le jeudi saint en commémorant le lavement des pieds et en veillant au reposoir comme on veille auprès d’un malade ou d’un mourant ?
Comment ne pas être ému le vendredi saint à l’écoute du chemin de croix et de la passion, en ce jour où tous les prêtres sont reconduits à l’état diaconal, puisque personne ne préside l’eucharistie mais distribue seulement le corps du Christ comme on donne le viatique aux mourants et aux malades ? C’est le jour du Messie crucifié, du Serviteur souffrant où il n’y a plus rien à dire que de rester bouche bée devant le grand mystère de la croix. « “L’Amour n’est pas aimé” : selon certains récits, c’était la réalité qui troublait saint François d’Assise ».
J’y pense à chaque messe en élevant en silence le calice à côté du prêtre ou de l’évêque. La mission du diacre est d’être là en silence, réellement présent, sans baisser les bras, en communion avec tous ceux qui ont envie de les baisser parce qu’ils se croient abandonnés de Dieu, qu’ils en ont « ras la coupe ». Élevez la coupe du salut, c’est actualiser le vendredi saint à chaque messe, mais l’élever comme la coupe de la nouvelle Alliance, c’est signifier que rien ne peut nous séparer de l’amour du Christ, ni la mort, ni les damnations, ni les addictions, ni les dépressions, ni la violence, non, rien de rien !
Le vendredi saint, j’y repense en particulier dans les liturgies organisées au cimetière par le collectif des morts de la rue, avec les sans-abris.

 

La liturgie hors les murs

Comment ne pas réaliser que la liturgie en plein air pour dire adieu aux amis de la rue est en soi un acte d’espérance, de résistance à la culture du déchet, et de foi en la dignité de chaque être humain ? Valeur inaliénable de toute personne créée à l’image et à la ressemblance du Créateur. Je reconnais que mon ministère prend tout son sens dans ces liturgies de plein air dans les cimetières ; elles ont souvent une connotation interreligieuse quand le défunt est de tradition musulmane. Mais comment ne pas se sentir au cœur du mystère de la foi en de tels moments de vérité et de fraternité universelle ? Ces liturgies hors les murs me font prendre conscience que le service des tables pour un diacre consiste surtout à ajouter des rallonges à la Table de la Parole, pour que se sentent invités au repas des noces de l’Agneau, même ceux qui précisément « ne sont pas à la noce » à cause de la misère et de l’exclusion.
Il m’arrive souvent en quittant le cimetière après de telles célébrations de faire mienne le tressaillement et la prière de Jésus : « je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits » (Mt 11, 25). Et dans ce tressaillement, je sens que cette liturgie du parvis au cimetière ne s’arrête pas à la mémoire du vendredi saint, elle me fait poursuivre le triduum, en entrant dans ce silence funeste du samedi saint qui est celui de notre société contemporaine s’habituant à la mort de Dieu. Je réalise alors que cette liturgie d’adieu, que je viens de célébrer auprès des gens de la rue, des oubliés du progrès social, est comme un écho du geste de la veillée pascale, où dans la nuit j’élève le cierge éclairé au feu nouveau, pour annoncer la résurrection et en partager la lumière à toute l’assemblée, tel un incendie de joie et de victoire sur la mort. Elle est aussi l’écho de ces autres élévations effectuées par le diacre dans la liturgie : celle de l’évangéliaire pour le faire acclamer et celle du calice pour prendre la mesure, dans le silence, que notre présent et notre avenir est : « Par lui, avec lui, et en lui ».

 

Diaconie du silence et diaconie de la paix

Le silence du diacre est un silence éloquent pendant la prière eucharistique et la doxologie. Il s’identifie à tous ceux qui sont « sans voix », « sans droit au chapitre » ; son silence n’est pas inutile, il est l’écrin de la prière et de l’adoration. Ce silence ostensible est comme l’encens pour honorer un mystère qui nous dépasse. S’il parle dans la célébration eucharistique, le diacre le fait pour proclamer l’Évangile, voire le commenter, mais aussi pour inviter à recevoir la paix comme un don de Dieu, une fraternité recherchée comme geste de communion. De même à la fin de la messe, le diacre a le dernier mot. Il disperse l’assemblée, l’envoie dans la paix du Christ, comme une communauté de disciples missionnaires, évoquant ainsi la parole de l’ange au jour de l’Ascension « Pourquoi fixer le ciel ? Allez le rejoindre en Galilée, il vous y précède ! ». Le diacre rappelle à tous que la promesse du salut, la bénédiction de Dieu ne pourra être féconde qu’hors les murs, hors frontières, loin de l’entre soi en rejoignant tous les Galiléens des nations où nous précède Jésus. Comme ministre de la paix, le diacre rappelle que la communion ne peut pas se vivre à bon marché. Elle se reçoit, elle n’oublie personne, elle se dilate dans la diaspora, et comme la manne au désert pourrit si on essaie de la garder pour sa consommation personnelle. La grâce de la paix nous introduit déjà dans l’Esprit de Pentecôte. Elle nous accompagne sur les chemins de l’existence pour qu’ils soient partagés avec d’autres, surtout ceux qui en sont privés. La diaconie est synodale, et la diaconie de la liturgie est indissociable de la diaconie de la Parole, tout autant que la diaconie de la charité.

 

La liturgie, expression de la symphonie ecclésiale

La logique trinitaire est au cœur même de la mission de l’Église, et la liturgie en est une de ses plus belles expressions tant dans son déploiement, que dans l’essence même de son action et la multiplicité des acteurs. La place et le rôle du diacre dans la liturgie ne peut donc s’appréhender que dans le jeu des ministères avec les laïcs, les prêtres et l’évêque, ce jeu d’acteurs différents qui manifeste la coresponsabilité dans la mission et l’annonce de l’Évangile. La liturgie ne peut être que la symphonie des trois missions de l’Église : la communion (Koinonia), le témoignage (Marturia), et le service (Diakonia).
La liturgie, si elle devient lieu de conflit, de guerre d’écoles et de crispations rituelles, a toutes les chances de se réduire à du cérémonial, de la scénographie sacrée et du narcissisme communautariste. La place et le rôle du diacre, dont on peut se passer aisément, signifie que nous restons sous le signe de la grâce, comme surabondance du don gratuit de Dieu. Elle exprime, comme dans le songe de Jacob, qu’une échelle est plantée entre le ciel et la terre pour que des envoyés de Dieu puissent aller et venir annoncer la paix et la faire advenir par le service de la fraternité et celui de la prière. La liturgie devient alors manifestation de la synodalité de l’Église dans laquelle marchent et agissent ensemble des ministères variés et différenciés.
Invoquons l’Esprit Saint, chef d’orchestre de cette symphonie et demandons-lui de nous aider à ne pas escamoter une liturgie du parvis, à discerner comment élargir l’art de célébrer en communion avec tous les acteurs de l’Église. Nous n’avons pas à craindre la diversité, ni là où nous entraîne la dimension diaconale de la liturgie. Le rapport Coffy en 1981 sur la mission de l’Église affirmait « La diaconie exige que l’Église crée des lieux et des espaces où les pauvres puissent renaître à eux-mêmes et à leur propre parole ». Puisse la liturgie en être la manifestation la plus sublime !
Allons dans la paix du Christ !

Gilles REBECHE, in LMD n°315 mars 2024

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